Se dire qu'on s'aime

Se dire qu'on s'aime

Dnipro (Ukraine), 03 sept. 2024

Depuis aussi longtemps que je me souvienne, ma mère m'a toujours dit de dire aux gens que je les aimais. Bon, seulement si c'était vrai bien sûr.
Selon elle, dire aux personnes que l'on aime, qu'on les aime, permettait de ne pas passer le reste de sa vie avec des regrets si jamais la personne venait à disparaitre, par les malheurs de la vie.

Une règle similaire, s'appliquait lors des tensions interpersonnelles familiales : le nécessité de ne pas se quitter faché.e.s. Que ça soit pour la nuit, pour la journée, ou plusieurs jours, elle nous intimait le "devoir" de se rabibocher même pour la forme. Ici aussi cette injonction maternelle tenait à la peur de perdre l'autre, et de le regretter.

Avec mon amoureuse, nous avons la même règle tacite : se préserver, et se rappeler que l'on aime. Alors on se dit que l'on s'aime, que l'on s'aime fort, que l'on s'aime de plein de manière, mais qu'on s'aime.
Et quoi qu'il arrive on tente de se le rappeler. Par exemple, dans les disputes, en se disant "je t'aime et c'est le plus important", ou alors "ce n’est pas parce que je suis fâchée, que je ne t'aime plus, ou que je vais arrêter de t'aimer".

Mais depuis un certain temps, nos déclarations d'amour réciproques, prennent une tournure différente. Si ces rappels à l'amour sont plus fréquents aujourd'hui, c'est aussi parce qu’ils viennent souligner la fragilité de nos existences, et la dangerosité de nos vies respectives.

Hier soir encore nous disions "Je t'aime A....", à 1h00 du matin. Toutefois, nous étions animées d'une soudaine passion nocturne, mais bien d'une peur soudaine : la peur de perdre l'autre, pendant que des missiles tombait sur la ville.
Hier soir, j'étais à Dnipro, et après quatre jours d'intense bombardement sur Kharkiv, il semble que décision fut prise - quelque part au sommet russe – de gratifier la population de Dnipro d'une dose de mort et de terreur. A cette fin et sans crier gare, deux missiles balistiques sont tombés sur la ville, et ont créer des explosions et des ondes de choc, que je n'avais jusqu'à là que peu entendus. L'onde de choc fut si forte qu'elle en ouvra ma chambre d'un grand coup, faisant trembler les murs.

Surprise et assez apeurée, j'ai couru me réfugier dans le couloir, où j'y ai retrouvé mes collègues - elleux aussi surpris.e.s de cette soudaine explosion - afin d'y trouver un potentiel abri contre de potentiels débris volants, provenant des explosions des missiles et/ou de la défense aérienne.
Après quelques petites blagues de circonstances -pour nous rassurer - une nouvelle explosion eu lieu, faisant à son tour trembler les murs et toutes les portes de l'appartement plusieurs secondes durant, renforçant notre peur de cette attaque soudaine, pour laquelle nous n'avions pas été prévenu.e.s.

Au même moment, je discutais avec mon amoureuse, lui énonçant un "big badaboum", comme on annonce une blagounette, qu'elle ne comprenait pas. J'expliquais alors les explosions, le bruit, les ondes de choc, et les murs et portes qui tremblent tels des feuilles mortes, tentant de taire ma peur, et de rester factuelle.

Et c'est à cet instant que mon amoureuse m'écrivit "Je t’aime A.…", que je pris soin de lui renvoyer dans la foulée, voulant profiter de pouvoir encore lui dire, ne sachant pas comment la chance allait tourner.
Un énième 'je t'aime" de la peur. La peur de perdre l'autre, de n'avoir plus la chance de voir son visage, toucher sa peau, entendre sa voix qui apaise tant.

Alors on se dit qu'on s'aime, comme pour conjurer le sort, et espérer que là encore ça n'est pas la dernière fois. Que cette fois-ci encore rien n'arrivera, et qu'on pourra se toucher, s'embrasser, s'aimer, et profiter à deux de cette vie si courte.

Alors pour se rassurer on se dit "j'y crois", comme cette collègue ukrainienne de Kharkiv, qui me disait hier par message qu'elle "avait envie de croire que la situation allait s'améliorer". Mais que faire d'autre que de croire, quand depuis des jours Kharkiv est sous les bombes, les drones et les missiles depuis des mois ?
Que faire d'autres que croire, quand en moins d'une semaine deux gamines de 14 et 21 se sont toutes faites faucher par des débris de missiles balistiques, alors qu'elles profitaient de leur jeunesse dans des parcs publiques.
Que restera-t-il à leurs parents, si ça n'est ces photos de leurs corps sans vie, - tombés sur le côté car inanimés - et qui symbolise cette mort et cette fin omniprésente pour chacun.e à tout instant.

Comment ne pas y penser lorsqu'on est dans des parcs à observer ces familles, ces enfants jouer sous le regard de leur mère, pendant que partout dans la ville les sirènes sonnent, alertant de la menace d'une nouvelle attaque balistique.

Comment ne pas penser à ses proches et celleux qu'on aime dans ces moments-là. Comment ne pas se dire que peut-être un jour, cette - jeune - femme inanimée sur un banc, ça sera nous, et qu'il ne leur restera plus qu'un souvenir de la passion, désormais éteinte à tout jamais.

Alors pendant que je suis encore là, si jamais tu lis ça, sâche que je t'aime de toute mon âme, et je remercie le ciel chaque jour, pour t'avoir mis sur ma route❤️